« Parce que mon
œuvre est un peu la sienne et son poème est un peu le mien »
Léo avait deux ans de plus
que Darius, il était né le 10 mai 1890.Quatrième des six enfants du
docteur Latil, médecin de famille des Milhaud, Il avait perdu sa mère très
jeune et était élevé par son père et sa tante.
Il habitait à Aix en Provence le magnifique hôtel
particulier dit Bonnet de la Baume construit sous Louis XVI dans
le très bourgeois quartier Mazarin, conçu, au sud du Cours Mirabeau, par Michel
Mazarin, frère du célèbre Cardinal .
Dans le grand salon, aux
portes encadrées de pilastres aux chapiteaux corinthiens et surmontées des gypseries du célèbre sculpteur Thaon, la
famille organisait des concerts. Léo adorait la musique, et prenait, comme Darius,
des cours de violon avec Léo Bruguier.
Ils s’étaient connus
enfants.
Léo et Darius devinrent
amis intimes.
Ils n’étaient pas de même
religion mais étaient tous deux profondément mystiques. Il s’en suivit une
amitié fusionnelle et exaltée.
Léo écrivait des poèmes, Darius de la musique.
Ensemble ils communiaient
avec la nature environnante au cours de longues promenades autour d’Aix –en-Provence
lorsque Léo entraînait Darius jusqu’à Malvalat la propriété de campagne des
Latil près des Granettes. De même Léo passait nombre de ses soirées à déclamer
ses poèmes à L’Enclos propriété des Milhaud au début de la route des Alpes.
C’est Léo
qui initia Darius Milhaud à l’univers des poètes que Darius ne quitta jamais
tout au long de son œuvre. Il lui fit connaître le très catholique Francis
Jammes qui lui présenta Paul Claudel à
la piété non moins engagée. Ensemble avec Léo ils firent le voyage à Orthez
pour montrer leurs œuvres à Francis Jammes.(Milhaud venait d’écrire la première
partie de son opéra la Brebis égarée sur le texte de cet
auteur que Léo admirait tellement).
En 1909 Darius Milhaud
monta faire ses études à Paris avec son autre ami Armand Lunel, sa part
solaire.
Léo, resta, lui, dans sa
ville natale pour suivre à la faculté le cours de philosophie de Blondel.
Un peu triste de cette séparation
avec son ami, un peu jaloux de Lunel, sa grande sensibilité d’écorché vif, son
caractère méditatif et élitiste, son désir de solitude, son romantisme ne le
firent se mêler qu’à contrecœur à l’agitation bruyante de ses camarades étudiants
qu’il appelait Bandar Log dans ses lettres, du nom des singes du Livre de la
Jungle de Kipling.(Comme le rapporte Armand Lunel dans son livre mon ami
Darius Milhaud)
En 1914 Milhaud fut, à sa
déconvenue, exempté de conscription à cause de graves rhumatismes qui le
clouèrent au lit très souvent pendant sa vie et plus tard sur un fauteuil
roulant. Léo, porté par son patriotisme et le don de soi, s’engagea dans les
chasseurs alpins et partit de Briançon sur le front de Champagne. Blessé une
première fois, incapable désormais de tenir un fusil, il refusa de se laisser
évacuer et monta à l’assaut. Il fut fauché, à la tête de sa compagnie, par les
mitrailleuses allemandes le 27 septembre 1915.
Ce jour là tandis qu’il se trouvait à Paris, place de Villiers, Darius
Milhaud ressentit une défaillance physique extrêmement intense, selon ses mots,
un sombre pressentiment lui fit alors penser que quelque chose était arrivé à
Léo ; il apprit plus tard qu’à ce moment exact en effet son ami était
tombé en héros sur le champ de bataille.
La famille envoya à Milhaud
une copie de son testament : il lui léguait son journal intime. Il l’avait
disposé ainsi que ses lettres dans un coffre de marin du XVIIIème. Darius y
joignit les siennes dans un geste d’union éternelle.
En 1917 Darius Milhaud emporta
avec lui au Brésil les poèmes de son ami défunt et dès son arrivée en fit
publier cent exemplaires à son compte.
Léo Latil, figure
christique, s’il en est, incarnait la part d’ombre de Milhaud, la part intime,
celle qui se joue dans ses 18 quatuors .Le deuxième quatuor lui avait été publiquement
dédié. Quelques mois après la mort de son ami, il composa le Troisième quatuor
à sa mémoire. Le premier mouvement reprend des thèmes sans les paroles de la
mélodie Le Rossignol écrite sur le poème
éponyme de Léo. Cet oiseau récurrent dans l’œuvre de Latil symbolisait secrètement l’amitié partagée entre les deux amis. Pour le second mouvement, introduction rare
dans un quatuor, un texte chanté par « une voix de femme consolante
et pure » s’imposa à DM. Il avait pensé le faire écrire par Jammes mais
finalement il préféra qu’y soit entendue une page du journal de Léo qui se
termine ainsi « qu’est-ce que ce
désir de mort et de quelle mort s’agit- il »phrase qui selon ses dires
avait hanté son imagination depuis qu’il l’avait lue. La musique, est un développement
du thème de la seconde mélodie parlant de séparation et d’exil, composée
quelques mois auparavant par Milhaud sur le Journal d’Eugénie de Guérin ,autre
code secret en filigrane d’un lien particulier avec Léo.
Il refusa de publier ce quatuor de son vivant
mais demanda à la maison Durand de le faire paraitre dans les mois qui suivrait
sa mort à lui. Sans doute cette œuvre trop intime témoignait pour lui vivant
d’une souffrance insupportable. Après son décès elle devenait un double hommage
posthume, une manière de sceller de nouveau une amitié éternelle par delà la
mort.*
* Milhaud permit finalement
que ce quatuor soit publié et joué en 1951 lors d’une diffusion à la radio de
l’intégralité de ses quatuors pour son soixantième anniversaire.
Eleni Cohen, Janvier 2014
Consulter en ligne la thèse de Pierre Cortot "Darius Milhaud et les poètes"
Sur les traces de Darius Milhaud par operadeparis
Film tourné à Aix-en-Provence les 8 et 9 janvier 2014 par l'équipe de communication de l'Opéra-Bastille en collaboration avec l'Association des Amis de Darius Milhaud.